Casser l’ambiance

Je suis plongée, avec délice, dans le roman de Nicolas Mathieu « Leurs enfants après eux » , qui a eu le prix Goncourt dernièrement. Ce livre est un bonheur, je vous en reparlerai prochainement, je l’ai bientôt terminé (malheureusement).

À mesure des paquets de pages, que je m’enfile goulûment chaque soir, je suis confortée dans ma passion pour l’adolescence, thématique centrale de ce roman mirifique. Cette période de la vie de tous les possibles, des interdits et des problèmes de peau.

Ce moment, prétendument ingrat, me fascinait déjà quand j’étais en plein dedans. Comme si, à 14/15 ans, j’avais plus ou moins appréhendé et anticipé les vicissitudes futures. Celles qui redonneraient à cette période tous les ors mérités, qu’on ignore trop souvent. Ces ors qu’on regrette plus tard, malgré les devoirs, les parents chiants et Sophie Moreau de 3ème C qui avait monté plein de gens contre nous (la petite pute), parce qu’on avait osé regarder avec trop d’instance son convoité chevillé en 103 SP.

De temps en temps, quand elle est de bonne humeur et en verve (rare), la descendance me demande de raconter les conneries épinglées à mon tableau d’honneur de l’adolescence. Les pires, celles dont je suis secrètement fière, celles sans lesquelles je ne serais sûrement pas devenue mon moi d’aujourd’hui.
Elle demande toujours ça quand on est à table, en famille. L’intimité n’est pas trop son fort. Je vois soudainement cinq paires d’yeux brillants tournés vers moi, attendant fébrilement mes confessions.

Je réfléchis alors très vite (ça m’arrive, je n’ai pas encore été castée pour une téléréalité), me demandant jusqu’où je peux aller sans adoucir la vérité, sans travestir les bêtises de jeunesse, des fois que ça lui donnerait des idées.

Quand je raconte certaines anecdotes, je vois toujours l’admiration, le respect, pointer sur son visage. Je me dis alors que parent est un boulot ingrat, un métier à la con. Que si on était la meilleure amie de son enfant, il n’y aurait jamais de guerre.

La dernière fois, il y a quelques semaines, la conversation a dévié je ne sais trop comment. Une belle-descendance a dit quelque chose comme « Ah mais c’était trop cool quand tu étais en 3ème, j’aimerais trop avoir vécu ça ! », ou un truc du genre. C’était juste après avoir raconté un souvenir peu glorieux, un souvenir où il y avait « faire le mur » et « aller en boîte » dans la même phrase.

Je ne sais pas si j’ai voulu leur démontrer, à cette bande de petits insouciants, que l’heure, quelle qu’elle soit, n’est jamais totalement à la gaudriole. Que chaque moment est précieux, même à 14 ans. Je ne sais pas. J’ai enchaîné rapidement sur cette histoire, qui relate un de mes traumatismes de grande enfance. Cette histoire qui a mis un sérieux frein à l’intrépidité insolente de mes 14 ans de l’époque.

Je leur ai raconté brièvement, qu’un jour d’hiver, un mercredi froid en fin de journée à la sortie du collège, j’avais dit au revoir à ma copine, celle qui était à côté de moi en classe, pendant tous nos cours de 3ème. Elle venait de terminer trois heures de colle, sûrement qu’on avait dû bavarder fort, plus fort que d’habitude. J’étais interne, confinée à domicile, sur place pour saluer les collés d’infortune. On s’était dit à demain. Et il n’y avait pourtant eu aucun lendemain pour notre duo.

On avait appris, hébétés, qu’elle était morte d’une crise d’asthme quelques minutes après avoir franchi le lourd portail gris  du collège, une poignée d’instants après notre baiser d’au revoir, totalement insouciant et léger.

Cette année-là, le prof principal n’avait jamais voulu que je change de place en classe. Il y avait eu un grand vide, tout près de moi, jusqu’au mois de juin. Et puis, on était tous passés à autre chose. Même moi et mon grand vide sur la gauche, près de la fenêtre.

A table, il y a eu un grand blanc – j’avais un peu cassé l’ambiance potache avec mes souvenirs d’outre-tombe  -, et puis la belle-petite-descendance a dit, l’air grave : « Ah mais la pauvre, elle n’avait pas sa Ventoline avec elle, c’est pour ça hein ?! ». On a tous rigolé et, ce soir-là, tout le monde a débarrassé la table sans négocier.

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29 commentaires

  1. La gravité. Elle nous rattrape à n’importe quel âge. Mon (ex, donc) mari ne s’est jamais je crois remis de la mort de son meilleur ami, quand ils avaient 16 ans. Mon ex n’est pas un bavard, surtout pas quelqu’un qui se confie facilement, et pourtant il m’a parlé de ça le soir de notre rencontre, alors qu’il ne s’était rien passé entre nous et que 6 années s’étaient écoulées depuis ce drame. C’était différent de ton histoire, parce que la soudaineté et la brutalité sont sûrement abominables à encaisser. Lui savait que son pote avait une leucémie, mais n’avait pas compris qu’il était sorti de l’hôpital, rentré chez lui, pour y mourir. Il a poussé son fauteuil toute une après-midi parce que P. avait envie de se balader. Le lendemain à l’aube, le père de P. lui a téléphoné et annoncé sa mort. Tu vois, je crois que même aujourd’hui, alors qu’il vient d’avoir 50 ans, il n’a pas assimilé ça, et que son pétage de câble vient en partie de toute cette gravité accumulée trop tôt et si peu exprimée. Pardon, moi au contraire je m’épanche sur TON blog. Mais merci pour ce beau texte, sur « les ors » de l’adolescence. C’est si vrai. Et ça me rappelle ce que ma mère m’a dit à la sortie du collège en 4eme alors que je râlais pour rien (sans doute): « tu es en train de vivre les meilleures années de ta vie et tu ne le sais même pas ». Oh que oui. Bises Violette.

    1. Je pense sincèrement que la majorité des colères s’entretiennent dans le silence. Parler, encore et encore ! Bises Nanou.

    2. L’adolescence ? Les meilleures années ? Je serais plus mesurée. Parce que cette sensation de ne rien maitriser est à son apogée à cause de la dépendance aux adultes. Cette langueur jamais vécue aussi intensément depuis. L’incertitude du futur… Bref j’adore vieillir et régler quelques angoisses petit à petit.

  2. Je viens de prendre une claque. J’ai vécu une histoire similaire quand j’avais 10 ans, le soir après l’étude, je lui ai dit « à demain », et j’ai appris le lendemain matin qu’il était mort, il avait une leucémie. Le soir en allant me coucher, j’ai eu le droit exceptionnellement d’écouter la radio (maman savait que j’avais le cœur bien lourd), Pierre Perret chantait « Mon p’tit loup ». 39 ans plus tard, je ne peux toujours pas écouter cette chanson, je n’ai jamais oublié Jean-Claude…. Merci pour ce si joli texte, j’en pleure. Je t’embrasse ??

  3. Ah oui, du lourd ! Je peux voir d’ici l’ambiance, tout le monde qui pique du nez, qui se lève comme un seul homme pour débarrasser ! :/

  4. Je ne pense pas que, de manière générale, l’adolescence soit synonyme d’insouciance, c’est une période de bouleversements où tout est vécu intensément, les joies comme les peines.
    Comme Nanou , dont le commentaire résonne très fort en moi, je dépose ici un brin de mon histoire.
    Mes trois grands ont perdu leur papa alors qu’ils étaient tous pré-ado et ados. Aujourd’hui si je me souviens avec exactitude de certains moments d’autres ont totalement été effacés de ma mémoire. Ce que je sais c’est combien nous avons tous uni nos forces et travaillé pour affronter cette indicible douleur. Il n’y a pas un jour depuis maintenant huit ans où je lève ma vigilance quant au bien-être de mes enfants. Ils vont bien , me semble-t-il et pourtant je n’arrive pas à faire taire cette angoisse qu’un jour plus tard ou bien plus tard l’un d’eux ou tous « pète un câble ‘ Câble qui aura été trop tendu dans cette place rendue vide.

  5. Hello ! décidément nous avons les mêmes lectures. J’en suis à la page 275 et toi ? J’ai le même ressenti que toi quant à la justesse de ce roman sur l’adolescence, on a vraiment l’impression d’y être. Par contre, contrairement à toi, je n’ai aucune nostalgie sur cette période, j’étais tellement mal dans ma peau, avec une acné ravageuse, un manque de confiance en moi tel qu’il me transformait en dogue agressif, constamment morose ou en colère. J’ai hurlé de joie quant à 27 ans -et oui quand même ça a été long – j’ai peu sortir la tête hors de l’eau de cette période affreuse.

    1. 334 ;-)

      Je n’ai pas dit que j’étais nostalgique, je n’aimerais pas faire un bond en arrière, c’est juste que cette période me fascine.

  6. Whaou ! Quel récit. Quelle justesse dans les mots et puis la petite pointe d’humour qui nous redonne le sourire à la fin, c’est bien ta signature ça… Merci Violette !

  7. J’étais clairement trop sérieuse et trop malheureuse à cette époque là…

    Pouvoir évoquer les sujets graves avec autant de talent n’est pas donné à tout le monde, merci!

  8. En adolescence nous sommes un peu servis en ce moment… La N°1 : 15 ans 1/2. Le N°2 : 14 ans et la N°3 : 11 ans. La dernière se défendant très très bien dans ce domaine là… ;-)

  9. C’est tellement joli ce que tu as écrit.
    Je me souviens d’un lycée entier en pleurs à la récré, parce que fille de terminale était morte d’une leucémie.
    Tsunami émotionnel dans le lycée.
    J’étais en 2nde et nous ne la connaissions même pas…

    Ma colère à moi, et effectivement silencieuse… et je sais que ce n’est pas bien.
    Mais je sais aussi que je ne sais pas faire autrement.

  10. Texte émouvant et qui fait écho à notre vie, la perte d’un ami à l’adolescence est forcément décuplée…et laisse souvent une plaie mal cicatrisée…J’en ai fait l’expérience et parfois j’en ressens encore la douleur ! Bien à vous, Marie

  11. Oh purée, j’ai les larmes, pour ton histoire et celles des commentaires…
    Malheureusement les choses graves arrivent aussi pendant cette période de l’adolescence :(
    Gros bisous!
    Marion

  12. J’ai tellement aimé cette période pour mes filles (nettement moins pour moi), les sentiments exacerbés, les grandes amours pour tout et n’importe quoi, et les grandes peines, l’enthousiasme, les premières fois, mais aussi les peurs, oui, et nous pour les rassurer… Période fascinante… quand on est devenu adulte !
    Comme toi j’ai fait le mur (tellement de fois)…
    Et puis moi aussi j’ai perdu un copain, accident de la route, accroché par une voiture en descendant du bus scolaire. On était en seconde. Le vide dans la classe. Sa place jamais remplacée, mais pas par la volonté des profs, la nôtre, impossible pour nous. Impossible d’oublier ça, ce choc (ah bon ? on peut mourir à 16 ans ?), cette incompréhension, ce sentiment d’injustice. Sa sœur.

    Ce livre est dans ma liste.
    Plus léger, je lis Le Discours / Fabrice Caro, et moi aussi je vais casser l’ambiance en disant que je ne suis pas de l’avis général très positif à propos de ce livre. OK, c’est drôle, au début, j’ai franchement ri à haute voix, ce qui est assez rare quand je lis, mais je ne sais pas si faire la même blague sur 200 pages reste à ce point hilarant.
    En même temps, je lis « Le Lambeau » (je n’avance pas vite, car on le lit ensemble avec l’amoureux, je lis, il écoute) et j’ai dans ma pile « Avec toutes mes sympathies » d’Olivia de Lamberterie. En fait, ma main a glissé du livre dont tu nous parles vers « Le Discours », je regrette mon choix mais il est facile à rattraper !
    Merci pour ce moment que tu partages, grave et drôle à la fois, comme tu sais si bien les écrire. Merci.

    1. Aïe je m’apprête à commencer Le discours ;-/
      En tous cas, il faut absolument que tu lises « leurs enfants après eux », c’est génialissime.

    2. Tu me diras pour Le Discours, et oui, j’ai noté pour Leurs Enfants après Eux, je le lirai :)

  13. Je ne raconte pas les pires bêtises à ma fille, j’étais un peu (beaucoup agitée) et ma mère n’a pas tout su. Je me dis que ma fille est bien sage et ne fera jamais pire que moi. L’autre jour elle m’a quand même dit : un jour, genre dans longtemps, je te raconterai un truc. Quand tu ne pourras plus me punir. Haha !

  14. Clair : les meilleurs années et on ne le sait pas ! C’est l’Innocence, mêlée toutefois pour moi à mes questionnements récurrents du style « Mon mari aura quelle tête ? » « A quel âge je le rencontrerai ? » « Et ça fait quoi de coucher avec un garçon ?! ».
    Et puis oui, la perte d’innocence, d’un coup. Moi, ç’a été à 14 ans : mon oncle préféré, que je voyais presque tous les jours, qui s’occupait beaucoup de moi, m’a dit plus tôt qu’il avait attrapé une maladie méconnue à l’époque, le SIDA, dont on ne savait pas grand chose…Jusqu’à ce qu’un rhume l’envoie à l’hôpital, et 1 mois plus tard c’est son cercueil qui m’a semblé si petit que je voyais descendre dans le trou… Il avait 33 ans et on était en 1992. L’incompréhension, l’injustice, les premières rébellions contre certaines institutions et certains comportements qui l’avaient rejeté, lui (Coucou les curés, les hôpitaux, les homophobes !)
    Mais perdre un meilleur ami ça doit être horrible.
    Heureusement, l’adolescence recèle aussi des mystères et des (trés)ors, en effet, qui en font toute sa particularité et son attrait !

  15. J’ai dévoré ce livre aussi, qui a tellement résonné en moi, adolescente dans les années 90, Nirvana et tout le toutim. Mes pensées sont allées du « Ca passe tellement vite, une vie, c’était hier » à « Je suis si vieille ?? »; j’ai eu de la nostalgie pour cette adolescente un peu gauche que j’étais, pour cette période que mes enfants vont traverser, avec notre soutien. Magnifique période, pleine de possibles, mais aussi, et de plus en plus, pleine de doutes et de peurs. Je te rejoins dans cette idée que, quoi que fassent nos enfants, nos ados, communiquer avec eux est la meilleure preuve d’amour qu’on puisse leur donner.

  16. Je note ce livre dans ma to do list .
    Ma revanche sur mon adolescence sage en apparence , romantique , incomprise et peu entendue : mon fils , qui fut lui heureux,décomplexé et rigolo ….il a 20 ans et ce soir en revoyant par hasard des photos de ses exploits d’ado me dit …. »punaise qu’est ce que j’ai ri ».
    Quand je vois les séquelles de cette période sur mon MOI , je suis heureuse pour lui de ce socle.

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